À l’image de son titre, le premier film de Sophie Audier va droit au but. Les Chèvres de ma mère, c’est l’histoire d’une femme, Maguy (mère de la cinéaste) qui, après quarante années passées à élever des chèvres et à fabriquer du fromage dans les gorges du Verdon, est contrainte de céder son troupeau à une toute jeune agricultrice pour pouvoir toucher sa retraite. Le documentaire, aussi rugueux dans sa forme que limpide sur le fond, ne s’attache à rien d’autre que ça : montrer la transmission d’un savoir et d’un héritage matériel et affectif à une autre génération et, en filigrane, dresser un état des lieux. Sous ses aspects un peu rudimentaires de reportage pour France 3, Les Chèvres de ma mère raconte une histoire de femmes et saisit toute la beauté et la douleur d’un passage de témoin.
Agriculture 2.0
Forcément, l’ombre tutélaire de Raymond Depardon et sa trilogie des Profils paysans plane sur le film de Sophie Audier, au détriment de ce dernier : là où Depardon, photographe avant tout, confère à sa chronique une splendeur crépusculaire qui transcende le geste documentaire, Audier est limitée par la technique (la vidéo) et, surtout, une approche très journalistique qui, si elle est réellement passionnante d’un point de vue strictement pédagogique, empêche souvent le film de prendre son envol. Dans sa volonté de montrer le parcours du combattant de la jeune agricultrice pour monter son projet, en écho aux galères de la future retraitée qui découvre avec amertume que ses quarante années de labeur ne lui rapporteront qu’une pension médiocre, la réalisatrice démonte une mécanique quasi-kafkaïenne de manière résolument édifiante mais, en contrepartie, perd en force émotionnelle.
Que reste-t-il de nos amours ?
Les Chèvres de ma mère n’est jamais aussi passionnant que lorsque Sophie Audier montre, avec un certain amusement, sa mère ex-soixante-huitarde (elle s’est installée dans les gorges du Verdon juste après les événements de Mai 68, bonjour la caricature) pester sèchement contre les méthodes enseignées dans les lycées agricoles, douter sincèrement de la qualité des produits de celle qui va lui succéder et demander ouvertement que les fromages de la jeune agricultrice ne portent pas la même appellation que les siens (on ne sait jamais, ils pourraient être dégueulasses !). A ce portrait pas si énamouré de sa génitrice (ou tout du moins, extrêmement lucide), Sophie Audier oppose celui d’une jeune femme qui, sous ses faux airs un peu godiche face aux tâches les plus difficiles du métier, fait preuve d’une détermination et d’un optimisme à toute épreuve.
À partir de ces portraits de femmes (les hommes sont quasiment inexistants dans le film, choix effectué au montage et qui sert bien le propos), la cinéaste parvient à dérouler le fil de destinées a priori opposées, qui se croisent pour un passage de relais dont la valeur émotionnelle évacue les enjeux administratifs et financiers de leur rencontre. Il y a quelque-chose de très émouvant dans cette transmission forcée entre celle qui a fait de ces chèvres et de son activité un véritable sacerdoce, et celle qui fait la promesse de prendre soin des bêtes et de poursuivre une tradition en y insufflant sa propre modernité… Le tout, sous le regard de la fille de la première, qui a fait le choix de ne pas être dépositaire de ce savoir mais trouve, à travers son projet de film, une façon de lui rendre hommage. Entre les trois femmes, à laquelle on peut ajouter la toute jeune fille de la cinéaste, montrée en train de mimer les gestes de sa grand-mère, un lien définitif et quasi-ancestral semble se créer. Le moment de la transmission des bêtes, filmé à la bonne distance, prend alors une toute autre résonance : ce que Maguy lègue, c’est sa liberté.