Dans le village rural de Melaza (Cuba) où il installe son intrigue, le réalisateur Carlos Lechuga pose sa caméra et, avec un point de vue naturaliste et des plans fixes, laisse la fiction se dérouler sous nos yeux. Dans les cadres ainsi figés – une usine sucrière à l’arrêt, une école délabrée faute de moyens, un container dans lequel vit à l’étroit une petite famille – les personnages de Melaza tentent de trouver leur place, de joindre les deux bouts. Les protagonistes, Mónica et Aldo, forment un couple qui représente, par les qualités de leurs physiques et l’amour qu’ils partagent, la vigueur et la passion de la jeunesse. Un angle original pour le réalisateur qui souhaite par-là mettre à l’épreuve la vitalité de ses personnages dans un contexte social difficile.
Malgré l’angle naturaliste imposé par la fixité de sa mise en scène et les implications politiques de son propos, le réalisateur choisit de se centrer à plein sur ses personnages. L’État, le pouvoir, sont volontairement évincés des images pour être maintenus hors du champ – le réalisateur contribuant par-là à l’impression d’abandon dans laquelle se trouvent les protagonistes, obligés seuls de trouver des solutions pour survivre. Les instances dirigeantes ne sont que ces voix qui propagent une rhétorique révolutionnaire désenchantée (celle qui, lancée depuis un mégaphone planté sur une camionnette, s’insinue dans le village à toute heure ou encore celle de la « Radio Melaza », en off). Le regard que porte Carlos Lechuga sur cette société cubaine en crise est sobre – une observation du monde dont il semble se tenir à distance, laissant ses personnages évoluer seuls dans ses cadres fixes, dans des décors désertés, dans ce monde rural à l’abandon.
Notre pain quotidien
La sympathie portée par Melaza vient précisément des personnages qui évoluent dans ce monde délaissé. Face aux jours difficiles auxquels ils sont confrontés, cherchant tant bien que mal à consolider ou faire durer leur amour, Aldo et Mónica n’ont qu’un refuge : leur relation, jamais débattue mais montrée avec une grande tendresse. Les deux amants, dans ce petit container où ils vivent, n’ont plus d’espace où préserver leur intimité – obligés de chuchoter le soir car la mère et la fille de Mónica dorment déjà dans la même pièce, obligés de s’isoler sur un vieux matelas dans l’usine désaffectée pour faire l’amour ou de se réfugier dans l’épave d’une voiture quand le ton monte un peu. C’est véritablement la topographie du film qui est frappante tant les lieux – donc les décors – sont le matériau qui inscrit à l’image les difficultés si peu mises en mots. Notons au passage l’agréable et rare tableau d’un Cuba rural – où on voit notamment l’instituteur désœuvré croiser sur le chemin du retour ses amis travaillant au champ et qu’il salue en passant… Tant de petits détails qui débordent l’anecdote intime et donnent à Melaza une véritable sensibilité politique.
Sur le même thème mais avec moins d’ironie que le Mexicain Workers il y a quelques mois, Melaza adopte toutefois un point de vue similaire sur ses personnages, en faisant non pas les pions d’un système qui les dirige, mais les oubliés d’un monde plus ou moins bien intentionné, dans lequel il s’agit maintenant de prendre sa vie en mains. La question est la même : comment survivre et surtout, comment survivre dignement ? L’originalité du point de vue de Carlos Lechuga est qu’il part d’un noyau intime (une relation de couple) pour que les implications sociales et politiques endurées par ses personnages finissent par déborder ce sujet de toutes parts. Il réaffirme par-là, comme Workers il y a quelques mois, la primauté de l’initiative individuelle dans la mélasse dans laquelle plonge une société autoritaire.
La lucha sigue
Heureusement, le réalisateur rejette le sensationnalisme supposé par cette anecdote – car il va s’agir, pour Aldo et Mónica, de faire des choix entre leurs principes et les nécessités auxquelles ils sont confrontés. Seules perspectives pour profiter un jour de lendemains qui chantent, l’un se lancera dans le dangereux trafic de viande tandis que l’autre donnera sa propre chair pour s’en sortir. Mais ces choix sont moins le terme moralisateur de Melaza que les détails d’une anecdote certes pessimiste dans les faits, mais qui ne cesse heureusement d’affirmer une salutaire tendresse envers ses personnages, une réaffirmation, contre les puissances invisibles, de l’attachement à l’intime et au local.