Certains festivaliers, encore sous le charme des grands espaces du Far West retravaillés dans La Dernière Piste, se sont trouvés un peu déconcertés par le dernier film de Kelly Reichardt, qui emprunte les atours d’un thriller sur fond d’éco-terrorisme. Night Moves, s’il est moins impressionnant dans ses partis pris formels que le précédent, est pourtant un bel ajout de la réalisatrice à sa série de portraits de solitudes américaines — et accessoirement un des meilleurs films d’une compétition pour le moins mitigée.
La solitude à l’œuvre ici est une marginalité qui pendait au nez des personnages d’Old Joy, Wendy & Lucy et La Dernière Piste, mais où ceux de Night Moves entrent franchement et sans ambiguïté : elle s’appelle Clandestinité. Là où les films précédents évoquaient une frontière tout juste franchie et ce qui suivait ce passage, celui-ci s’ouvre plus profondément de l’autre côté, devant le point de non-retour. Trois jeunes gens — deux hommes, une femme — préparent et exécutent un attentat au hors-bord piégé contre un barrage, avant de repartir faire profil bas chacun de leur côté, mais tout en s’épiant les uns les autres. Dès les premières minutes, loin des clichés d’un groupe militant uniformisé par le ralliement à un discours (revoir un machin comme The East dans un genre similaire), chaque membre du trio apparaît étonnamment isolé dans ses actions dans et hors du collectif. Harmon, visiblement le coordinateur du projet (joué par Peter Sarsgaard), se montre si décontracté au regard de ses complices qu’il en devient suspect. Dena (Dakota Fanning, qui mûrit décidément très bien), qu’on envoie seule se procurer des sacs d’engrais avec de faux papiers, se trouve pour ainsi dire livrée à elle-même sur ce coup. C’est le troisième, Josh (Jesse Eisenberg), que le film suit plus attentivement que les autres, errant en pleine nature ou dans des demeures où il est pareillement étranger, observant les autres nouer sans lui des relations sociales (et plus si affinités), tâchant de se fondre dans une vie normale qui ignore tout de lui et où il ne se reconnaît pas. Le choix d’Eisenberg pour ce rôle paraît d’abord audacieux, vu le potentiel d’agacement qu’a pu provoquer l’acteur dans d’autres films tablant sur sa faculté de babillage rendue célèbre avec The Social Network. C’est cependant à rebours de ce préjugé qu’Eisenberg convainc de l’inspiration de ce choix, rendu taciturne mais jamais loin de perdre le contrôle et de piquer une crise, avec ses yeux oscillant constamment à droite et à gauche, comme s’il cherchait ceux qui l’épieraient.
Il semble que quelques festivaliers ont été perturbés par le fait que le personnage de Josh, hors du trio, appartienne à une communauté écologiste, ce qui ferait du film une tentative — inaboutie selon eux — de l’évocation de l’engagement, de la frontière entre activisme et terrorisme, des solutions à apporter dans la lutte pour la préservation de la nature… Curieuse piste, vraiment, tant il est évident que Reichardt ne traite cette lutte que comme un prétexte scénaristique, et que la question de l’engagement n’est que la surface de l’approche intime qu’elle adopte. Jamais le lien des personnages avec le discours qu’ils prétendent défendre n’est réellement abordé ; au lieu de cela, la dilatation du temps dans chaque scène, où le silence parle autant que les mots ou les actes, nous laisse observer chaque individu avec ses raisons secrètes, son rapport aux autres, son identité plus ou moins assumée (comme celle de Dena, gosse de riches, donc peu fiable aux yeux des deux autres). De cette question de l’identité troublée des clandestins, Reichardt tire une substance supplémentaire, tant celle-ci semble se dissoudre peu à peu dans le décor, dans les actes patients, dans l’ignorance et la mise à distance de l’entourage. Sitôt l’opération accomplie, Harmon ne sera plus qu’une voix au téléphone ; Dena perdra sa contenance, se décomposera (étranges, ces rougeurs non expliquées sur son cou), pour disparaître dans un bain de vapeur. Quant à Josh, n’ayant cessé de s’éloigner du monde, étranger toujours et partout, désormais hanté par une peur sans fin et peut-être sans fondement (belle idée, la récurrence du bruit de voiture hors champ comme un écho de celui qui a failli faire capoter l’opération), il se trouvera bien embêté à la fin, lorsque pour une bête formalité il lui faudra se retrouver un nom, un passé, une existence, des gens à qui se mêler et dont il devra cependant continuer de se méfier. Night Moves est peut-être moins sophistiqué que d’autres films de Reichardt, mais il témoigne toujours de son regard patient et attentif à la place fragile de l’individu dans la société.