À la suite d’une année consacrée au Brésil en France et après de nombreux festivals cinéma qui ont permis de faire découvrir ou re-découvrir des réalisateurs brésiliens, ressort cette semaine dans une salle parisienne avant une sortie nationale en DVD le 4 mai, Terre lointaine (1995), le deuxième beau long métrage de fiction de Walter Salles (Central do Brasil, Carnets de voyage), ici co-écrit et co-réalisé avec Daniela Thomas… Et cela juste pour confirmer qu’à jamais restent gravés dans le cœur de tous les héros perdus ces quelques vers de Machado, exilé d’un autre pays…
Tout passe et tout demeure
Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant des chemins
Des chemins sur la mer
Voyageur le chemin
(…)
Et quand tu regardes en arrière
Tu vois le sentier que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler
(…)
Francisco Elzaguirre, dit Paco, rêve d’être comédien en ce mois de mars 1990. Le film s’ouvre sur la voix off du jeune homme récitant un texte poétique et le film s’achèvera sur une voix off féminine chantant Vapor Barato. Le rythme, en ses césures et coupures, rimes et vers, file donc son fado entre le Brésil, Lisboa et l’Espagne, entre les accents brésiliens, portugais, angolais. Et Francisco qui, bercé dans ses secrètes rêveries, ne saisit pas la douleur d’exilée de sa mère (elle est basque), va donc faire lien entre toutes ces terres, lointaines. 16 mars 1990, le Brésil vit un drame national : la confiscation des caisses d’épargne de tous les citoyens, décrétée par le gouvernement de Fernando Collor. C’est la fuite, pour beaucoup, 800 000 personnes environ. Walter Salles en sait quelque chose, lui qui, comme tant d’autres, devra cesser son activité cinématographique. Maman Elzaguirre meurt et fou, ivre, Paco rencontre un homme qui lui promet San Sebastian, Pays Basque, Espagne, il n’a qu’à déposer simplement une valise dans un hôtel, à Lisbonne, Portugal. Alors, Elzaguirre part à la conquête du vieux monde. Mêlé malgré lui à une histoire de trafic, Paco, qui se voulait acteur, vit une cavale romantique et meurt comme Michel Poiccard dans À bout de souffle.
Terre lointaine a été tourné en noir et blanc (hommage discret à Wim Wenders et ses dérives urbaines, hommage à la Nouvelle Vague française), et ce parti pris esthétique permet effectivement de démythifier la calor y color du Brésil, la luxuriance de Lisbonne. Les villes sont ainsi re-visitées pour une référence au film noir américain, Hollywood. L’exil est ici et ailleurs, le cinéma le rejoint. Cependant, ce jeu de yo-yo, ici là-bas, n’a pas de retour dans la trame narrative. Juste un aller simple. L’exil, terme qui inclut pourtant et justement le retour, est vécu par les protagonistes comme un long fleuve qui ne se remonte pas une seconde fois. Dès les premières images, une autoroute – autoroute qui se situe juste en face de l’appartement de Paco et de sa mère – est filmée, qui déverse ainsi quotidiennement un flot de voitures, flux définitif. Mais cette première apparition la montre paradoxalement vide. Tout comme les plages qui sont vides, et cette vision portée par le cinéaste (souvent amorce d’un personnage, vue en hauteur ou en plongée, d’une ville, d’immeubles, de mer) isole Paco, sa mère, Alex. De même, Walter Salles propose un montage parallèle, d’un côté Paco, sa mère, le Brésil et de l’autre Alex, Miguel, le Portugal. Les deux héros vivent en miroir, seule expression juste qui permet de définir ces incessants allers et retours de la caméra alors que la narration s’en défend. « Je ne veux pas être où je suis et je ne puis être où je veux » (Saint Augustin).
Caméra à l’épaule ou plans fixes très photographiques, la fiction se place aussi au niveau documentaire — n’oublions pas que le cinéaste est un éminent auteur de documentaires. Le réalisateur le spécifie bien dans l’entretien accordé pour le DVD, lorsqu’il assure que la rencontre avec un groupe d’Angolais a changé la matière même du film : exilés de partout et d’ailleurs. Il a ainsi posé sa caméra en terre portugaise en n’omettant pas le point de suture qu’est ce pays. Walter Salles, lui-même brésilien, élevé aux États-Unis et en France, a donc chargé cette histoire d’un peu de son déracinement. Et pour contrecarrer cette fuite en avant, il n’a gardé de Lisbonne que des lieux, non pas touristiques, mais des lieux de passage, itinérants, une chambre comme partout, une librairie comme partout. Pudeur et grâce pour magnifier ses comédiens (le bout d’essai de Fernando Alvares Pinto est proposé en bonus dans le DVD, bout d’essai qu’il faut plutôt considérer comme un long clip à la gloire du diablement beau comédien)… Walter Salles et Daniela Thomas n’ont approché leur caméra des visages que pour surprendre l’expression juste. Et la douleur qui transparaît dans la musique et qui fait hurler Alex à la fin n’est jamais larmoyante. Elle se cache mais décide de chaque destin, fado. Si la douleur reste, Paco, Alex et les autres ne font que passer.
(…)
C’est tout, voyageur
Il n’y a pas de chemin
Le chemin se fait en marchant
Le chemin se fait en marchant.